Villeneuve-la-Garenne: un jeune visé par des tirs de police porte plainte
PAR JÉRÔME HOURDEAUXARTICLE PUBLIÉ LE JEUDI 8 FÉVRIER 2018 dans MEDIAPART

Le 26 janvier, un policier a tiré à dix reprises sur le véhicule de Boubakar, qui tentait
de s’en aller après avoir été impliqué, en tant que passager, dans une course-
poursuite. Le jeune homme affirme avoir été pris de panique devant l’attitude du
policier. Ce dernier l’accuse d’avoir voulu foncer sur lui, mais une vidéo met à mal
ces accusations. L’avocat de Boubakar a déposé une plainte pour tentative de
meurtre.
Boubakar est un miraculé. Sur les dix balles qui ont traversé le véhicule qu’il
conduisait le vendredi 26 janvier en fin d’après-midi, seules deux l’ont touché. Une
au coude droit, l’autre à la fesse droite. Hospitalisé quelques jours, il est sain et sauf
mais toujours sous le choc. Son avocat a déposé mercredi 7 février une plainte pour
tentative de meurtre contre le tireur, un policier.
Alité dans l’appartement de ses parents, le bras plâtré, le jeune homme de 19 ans se
souvient de chaque instant de cette journée. Boubakar est alors le passager du
véhicule conduit sur l’autoroute A86 par son ami Jordan, 26 ans, sorti il y a peu de
prison. Le véhicule, une Golf blanche, a été loué par une amie de Boubakar et tous
ses papiers sont en règle. Mais Jordan, lui, n’a pas le permis.
De plus, les deux amis roulent apparemment beaucoup trop vite. Ils sont repérés par
deux motards qui les prennent en chasse. Mais au lieu de s’arrêter, Jordan tente de
semer les policiers. « Il a mal réfléchi » ,reconnaît Boubakar. « Lorsqu’il a vu les
policiers, il a pris peur. Il ne voulait pas retourner en prison. »
Les motards décriront une course-poursuite digne d’un film d’action, d’une violence
rarement vue. Ils accusent notamment la Golf d’avoir fait plusieurs embardées afin
de les faire tomber. Boubakar, pourtant, dément : « Non, sur l’autoroute, y a rien eu
» , affirme-t-il tout en reconnaissant cependant que Jordan roulait à quelque 160
km/h.
Les policiers parviennent finalement à faire arrêter le véhicule, une fois que celui-ci
est sorti de l’autoroute, à un rond-point non loin de la cité La Caravelle de Villeneuve-
la-Garenne où vivent les deux jeunes. Jordan sort alors de la Golf et tente de
s’enfuir. Un des motards part à sa poursuite tandis que l’autre se positionne devant
la voiture dans laquelle est resté Boubakar.
C’est à ce moment que le jeune homme décide curieusement de reprendre la route,
alors qu’aucun objet illégal ne sera retrouvé ni sur lui ni dans le véhicule. Pour
expliquer son geste, il affirme avoir simplement pensé à ce moment-là que, n’ayantrien à se reprocher, sa présence n’était plus nécessaire. « Ils ne m’ont même pas
parlé » , raconte-t-il. « Ce n’était pas moi qui conduisais. J’avais le permis et la voiture
était en règle. Je me suis dit que je pouvais repartir. » Boubakar se glisse alors du
côté conducteur et s’apprête à reprendre la route.
Le reste de l’incident ne dure qu’une trentaine de secondes et a été filmé par un
automobiliste puis posté sur Internet. « Lorsque je lève la tête, je vois le policier qui
braque son arme sur moi » , raconte le jeune homme. Le motard est alors en face de
la voiture. « Il avait l’air totalement fou. Il criait : “Je vais te fumer, je vais te fumer” » ,
affirme-t-il. Des propos que le policier a démenti avoir tenus.
Boubakar prend peur. Il ne descend pas de la voiture, mais pour montrer à l’agent
qu’il ne le menace pas, il met son clignotant, braque son volant vers la gauche et
commence à accélérer pour le contourner.
Mais dès que la voiture commence à avancer, le motard fait feu. La première balle
traverse le côté
du pare-brise avant. Selon Boubakar, c’est cette balle qui l’aurait touché au coude.
Au total, une dizaine d’impacts ont été retrouvés sur la voiture, suivant sa trajectoire :
au niveau du passager avant, le côté droit puis l’arrière de la voiture.
Boubakar a conscience d’être un miraculé. Mais pourquoi ne s’est-il pas arrêté ? «
J’avais peur. J’ai freiné après le premier coup de feu. Mais il continuait à tirer. Du
coup, j’ai accéléré. » Sur la vidéo, on peut en effet voir, à trois secondes, le feu stop
de la voiture s’allumer, juste après le premier tir.
La voiture s’arrête finalement non loin, sur le parking d’un centre commercial ; pour «
se réfugier » , affirme Boubakar. « Là-bas, il y avait du monde. Je pensais que je
serais à l’abri. »
Ce n’est pas le motard qui interpelle le jeune homme, mais des renforts arrivés en
seulement quelques minutes. Malgré ses blessures, Boubakar est immédiatement
interpellé. « Ils m’ont mis les menottes. La douleur dans mon bras me faisait crier
mais ils m’ont fait m’asseoir dans une voiture. Ils étaient super agressifs. Ils me
disaient “tu as foncé sur notre collègue”. »
C’est en effet la version que donne immédiatement le motard auteur des tirs. Selon
lui, Boubakar aurait volontairement tenté de le renverser afin de prendre la fuite. Il
n’aurait tiré que parce qu’il était directement menacé, et après sommations.
Le problème, c’est que cette version correspond mal à la vidéo. Même si le policier
est en face du véhicule lorsque celui-ci est à l’arrêt, on voit bien Boubakar
enclencher son clignotant et entamer une manoeuvre de contournement. De son
côté, le motard tire de manière ininterrompue, même lorsque le véhicule ne le
menace à l’évidence pas.
À l’hôpital où il a été transféré après son interpellation, Boubakar s’est vu notifier unegarde à vue tandis que Le Parisien évoquait l’ouverture d’une enquête pour «
tentative de meurtre » . Mais celle-ci a été levée le lendemain à 11 heures. Et depuis,
le jeune homme attend des nouvelles de la police et se remet doucement de ses
blessures. Il doit faire de nouvelles radios dans 45 jours pour savoir s’il y aura des
séquelles.
« Je veux qu’il soit condamné, nous explique-t-il, mais je veux aussi avoir ses
explications. Je veux savoir pourquoi il a tiré et pourquoi autant de balles. Je ne
comprends pas. Ça s’est passé vers 16 h-17 h, on n’était pas loin d’un centre
commercial. Quelqu’un qui passait par là aurait pu se prendre une balle. » Jordan,
lui, a été jugé en comparution immédiate et a écopé d’une peine de 30 mois de
prison pour plusieurs infractions, dont violences à l’encontre des policiers commises
lors de la course-poursuite. Il devra en outre verser 2 000 euros à chacun d’entre
eux. Seul l’un des deux motards était présent à l’audience, rapporte Le Parisien ,
celui ayant poursuivi Jordan. Son collègue, l’auteur des tirs, est en arrêt maladie.
« La police d’ici, ça va »
L’avenir de la plainte de Boubakar dépendra en partie du rapport que rendra
l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), qui a immédiatement été chargée
d’enquêter sur l’incident. Contactée par Mediapart, la police nationale n’a donné
aucune précision et a simplement indiqué que l’IGPN ne communiquait jamais sur
les enquêtes en cours.
Entrera en compte également l’interprétation que fera la justice d’une réforme,
introduite il y a presque un an, et ayant considérablement élargi le droit à la légitime
défense des policiers. Pour répondre à la colère des policiers après l’agression de
quatre d’en eux fin 2016, Bernard Cazeneuve avait introduit dans le projet de loi sur
la sécurité publique une vaste réforme de la légitime défense.
Or en vertu de ce texte, adopté le 27 février 2017, les policiers peuvent faire usage
de leur arme pour, notamment, « immobiliser (…) des véhicules, embarcations ou
autres moyens de transport, dont les conducteurs n’obtempèrent pas à l’ordre d’arrêt
et dont les occupants sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à
leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui » .
« Mais la loi prévoit aussi des garde-fous » , souligne l’avocat de Boubakar, Me
Steeve Ruben. « Ils ne doivent faire usage de leur arme qu’en cas d’absolue
nécessité et de manière strictement proportionnée. »
Selon l’avocat, le motard ne voulait pas seulement arrêter le véhicule de son client,
mais bien le tuer. « Quand on vous tire dix fois dessus, qu’est-ce que cela signifie ?
Qu’est-ce que ça peut être d’autre qu’une volonté de tuer la personne que l’on vise ?
Ce monsieur est un policier. Rien ne justifie de tirer dix fois sur une personne alorsque celle qui a commis l’infraction n’est même plus là ! »
L’affaire sera en tout cas suivie de près dans le quartier de Boubakar, La Caravelle.
La diffusion de la vidéo de la fusillade sur les réseaux sociaux, juste après les faits,
avait déjà enflammé cet ensemble de barres et de tours toutes blanches, réparties
sur dix hectares de verdures et abritant plus de 1 800 logements.
Plusieurs jours durant, le quartier a été le théâtre de violences, de feux de poubelles
ou de palettes et de caillassages de bus et de tramways. Mardi 30 janvier, neuf
personnes, dont six mineurs, ont été interpellées pour « participation à un
attroupement armé » .
Aujourd’hui, le calme est revenu à La Caravelle. Seuls quelques tags sur les murs
rappellent les nuits de violence de la semaine précédente. « Habituellement, c’est
assez tranquille ici » , témoigne Claude Sicart, président de LePoleS de Villeneuve-
la-Garenne, une association d’insertion par l’activité économique installée au coeur
de la cité. « Il peut y avoir des périodes de tensions. Il y a un peu de deal, comme
dans beaucoup de quartiers. Mais dans l’ensemble, les choses se sont beaucoup
améliorées et la situation est bien meilleure que dans d’autres cités. »
Classée « zone urbaine sensible », La Caravelle ne s’en sort en effet pas si mal. En
tout cas bien mieux depuis quelques années, et après être passée entre les mains
de deux des plus célèbres architectes français. Une première version de la cité a été
conçue dès les années 1960 par Jean Dubuisson. Le résultat est un résumé des
erreurs urbanistiques des Trente Glorieuses : un quartier déshumanisé et totalement
coupé du monde extérieur, dans lequel s’installent le chômage et la délinquance.
En 1995, le président du conseil régional des Hauts-de-Seine, Charles Pasqua,
confie à l’architecte Roland Castro la charge de totalement remodeler ce qui est alors
qualifié de « pire quartier du département » . La transformation de La Caravelle
durera une quinzaine d’années. Si les problèmes de pauvreté et de délinquance sont
toujours présents, le quartier présente depuis le milieu des années 2000 un nouveau
visage.
Et les relations entre la police locale et les jeunes de La Caravelle seraient
relativement apaisées. « La police d’ici, ça va. Quand il y a des problèmes, ce sont
souvent des policiers de l’extérieur » , affirme Boubakar, qui a à son actif quelques
petites infractions datant de son adolescence. Depuis sa majorité, le jeune homme
n’avait plus eu affaire à la police avant cette course-poursuite. Pour l’instant sans
activité, il explique qu’il était, avant son hospitalisation, sur le point d’entamer une
formation en informatique.
Comme le montrent les échauffourées de la semaine dernière, un rien pourrait
refaire basculer le quartier dans la violence. « Si localement, les difficultés, de parl’engagement des bailleurs et de la ville, sont moindres, on ne peut les nier » ,analyse
Claude Sicart. « L’assignation territoriale, la “socialisation d’attente” selon
l’expression du sociologue Tahar Bouhouia, concernent La Caravelle comme
l’ensemble des quartiers populaires. »
Des similarités que l’on retrouve dans les graffitis peints sur les murs par les jeunes.
À côté des « Nikela police » , on trouve ainsi un « Homage [sic] à Zyed et Bouna » ,
les deux jeunes dont la mort dans un local d’électricité avait déclenché les émeutes
de 2005.
« Alors que ça remonte à il y a plus de 12 ans ! » , pointe Claude Sicart. « Les jeunes
qui ont tagué ça n’ont même pas connu cette époque. »
« Ces tags , poursuit-il, expriment la conscience collective d’une injustice à
Villeneuve-la-Garenne, comme dans d’autres quartiers. Nous avons été à deux
doigts d’une situation qui aurait été incontrôlable si Boubakar avait été tué. »
Pour ce militant de l’économie sociale et solidaire, installé dans le quartier depuis
seize ans, « après l’échec du gouvernement précédent, il est encore temps que le
nouveau prenne la mesure de la situation. Le président Macron, dans son discours
de Roubaix, nous a dit que la politique de la ville se devait d’être construite avec les
habitants des quartiers populaires. Nous attendons avec impatience » .